2012/05/10

Hommes et Femmes

Aimer, c'est essentiellement 
vouloir être aimé.                               Jacques Lacan


L'histoire de Boitelo lui était familière, du moins dans la mesure où elle suivait un schéma qu'elle avait très souvent rencon­tré. Tout commençait bien et soudain... soudain, on croisait quelqu'un et rien n'était plus comme avant. 
Elle avait elle-même vécu cela, avec son premier mari, Note Mokoti, joueur de jazz et homme à fem­mes, qui l'avait fait passer, en l'espace d'une brève période, d'un monde de joie et d'optimisme à un uni­vers de souffrance et de peur. De telles personnes - des hommes comme Note - traversaient l'existence en propageant le désespoir autour d'eux, tels des her­bicides tuant les fleurs et toutes ces belles choses qui poussaient dans la vie des gens et qu'ils desséchaient par leur malveillance et leur mépris.
À peine sortie de l'enfance, elle avait été trop naïve pour soupçonner le mal chez autrui. 
Les jeunes, pensait Mma Ramotswe, croient que les gens sont bons. Ils ne se doutent pas que certaines personnes de leur entourage, des gens de leur âge, peuvent être malfaisantes et sans valeur. Et puis, soudain, ils le découvrent, ils voient de quoi ces autres sont capa­bles, à quel point ils peuvent se montrer égoïstes, insensibles dans leurs actes. Cette découverte est par­fois douloureuse, comme dans son cas à elle, mais il importe de la faire. 
Bien sûr, cela ne signifiait pas qu'il faille se réfugier dans le cynisme ; bien sûr que non. Mma Ramotswe avait appris à être réaliste face aux gens, ce qui ne voulait pas dire que l'on ne pût  déceler du bon chez la plupart d'entre eux, même si ce côté positif était obscurci par le reste. Avec de la persévérance, si l'on donnait aux individus une chance de montrer leurs bons côtés et - c'était impor­tant - si l'on était prêt à leur pardonner, ils pouvaient manifester une remarquable aptitude à modifier comportement
Bien sûr, il y avait l'exception de Note Mokoti. Celui-ci ne changerait jamais, bien qu'elle lui eût pardonné, la dernière fois, lorsqu'il était venu la voir et lui avait réclamé de l'argent. Il avait montré que son cœur, en dépit de tout, restait plus dur que jamais.

In : 1 cobra, 2 souliers et beaucoup d'ennuis, d' Alexander McCall Smith

Démocratie, Agences de Notation, Mondialisation

 Nos démocraties vont elles disparaitre en se couchant devant les agences de notations économiques, les obligations qu'on nous impose au nom de la mondialisation? 

Les données chiffrées sont elles objectives et doivent elles devenir notre seule évaluation personnelle et nationale?

Trois invités de Mediapart alertent et font des proposition dans un texte qui, je l'espère, fera date. 

Alain Lacour

 

De quoi la mondialisation est-elle le nom ? 

Source : mediapart  Article    03 Septembre 2011 Par Les invités de Mediapart    Edition : Les invités de Mediapart


titres et  présentation : alain lacour 

Une guerre d'indépendance pacifique contre la colonisation financière de l'existence

Alors que le président de la République s'apprête à proposer, avec la «règle d'or» une nouvelle défaite du politique subordonnée à la gestion comptable des affaires publiques, André Bellon (1), Roland Gori (2) et Philippe Petit (3) en appellent à une pacifique «guerre d'indépendance par rapport à la colonisation par le capitalisme financier de tous les champs de l'existence, bien au-delà du champ de l'économie.»


 Une exigence de dignité professionnelle face aux réformes de performance ou de rentabilité

 
Au cours de ces dernières années, de nombreux collectifs, professionnels, citoyens, ont manifesté leur colère et leur chagrin face aux conséquences désastreuses des réformes gouvernementales actuelles entreprises au nom de la rationalité comptable et de la logique de performance. 
Ces professionnels exigent de retrouver leur dignité dans la pratique de leurs métiers mise à mal par les valeurs néolibérales et les dispositifs d'évaluation généralisée. 

La LOLF, la RGPP, les conséquences du Traité de Lisbonne, conduisent non seulement à une recomposition des conditions matérielles de l'exercice des métiers, au démantèlement des services publics par la restriction budgétaire, mais encore à une transformation symbolique de leurs missions d'utilité publique en prestations de services rendus, tarifés sur le modèle des entreprises commerciales ou industrielles. 

 Le refus de considérer tous nos services comme des marchandises tarifées.
 
Il s'agit dans tous les cas d'inciter par tous les moyens matériels et symboliques à ce que les professionnels du soin, de l'éducation, de la recherche, du travail social, de la justice, de la police, de l'information, de la culture, ne puissent pas penser leurs actes autrement que sur le modèle de la marchandise, du produit financier et des services tarifés[4]

 L'humain n'est pas un capital ni une ressource
 
Cette injonction à devoir concevoir les actes professionnels sur le seul modèle de la pensée néolibérale, de ses catégories symboliques et matérielles, participe à une véritable civilisation des mœurs au sein de laquelle l'humain se réduit à un « capital [5] », un stock de ressources qui à l'instar de la nature doit être exploitée à l'infini.

Les coupes budgétaires dont les services de l'État sont préférentiellement l'objet en transforment la nature, sa structure et ses missions.
Les nouvelles formes de l'évaluation des pratiques professionnelles constituent le versant symbolique de cette transformation et se voient depuis le début des années 1990 de plus en plus confiées à des cabinets d'audit privés, et plus récemment à des agences d'évaluation construites sur le même modèle.

 Le refus d'être uniquement évalué en terme de rentabilité financière
 
Cette « nouvelle manière de donner des ordres[6] » par l'expertise est le corollaire obligé des coupes budgétaires, elle en est l'équivalent symbolique. Cette normalisation des pratiques propres aux sociétés de contrôle et de défiance d'allure démocratique, tend à transformer les professionnels en outils d'un pouvoir politique qui traite l'humain en instrument, en « segment technique » comme disait Jaurès.

Cette civilisation des mœurs n'est pas propre à la France, initiée d'abord dans les années 1980 dans le monde anglo-saxon, cette « nouvelle culture du capitalisme financier » s'est globalisée. Là est le véritable problème.

 Le refus d’accepter la déshumanisation imposée au nom de la "mondialisation"
 
On ne saurait aujourd'hui combattre cette normalisation néolibérale des pratiques et des mœurs sans prendre la mesure que c'est bien sur la scène de la mondialisation qu'elle se joue et dont elle prétend tirer sa légitimité.
C'est encore une fois de la globalisation d'une certaine culture et d'une certaine vision du monde que s'autorisent et se légitiment aujourd'hui les abus de pouvoir qui ne permettent pas à un citoyen ou à un peuple  de se concevoir autrement que comme « un homme économique ». Que ce soit le classement de Shangai, l'évaluation des agences de notations financières, les Recherches et Perspectives du Fonds Monétaire International ou les Agences Nationales d'évaluation de la santé, de l'enseignement ou de la recherche, ils procèdent tous de cette croyance délirante dans les chiffres dont la pratique permet une soumission sociale librement consentie.

 Les audits chiffrés sont orientés vers le modèle néolibéral et donc biaisés
 
Les biais méthodologiques de ces activités de contrôle et d'évaluation ont été à plusieurs reprises amplement mis en évidence[7].
Mais rien ne change.
Rien ne change car c'est au niveau international que le néolibéralisme a besoin d'une vision métaphysique du monde lui permettant de chosifier les hommes et de les transformer en marchandises et en produits financiers.

 La mondialisation néo-libérale tente de se faire passer pour universelle
Qu'on l'appelle « théodicée[8] » ou « rationalité [9]», cette conception néolibérale du monde est la « religion du marché [10]» nécessaire à la soumission des peuples et à la massification de leur consommation.
D'où l'illusion selon laquelle, on ne saurait faire autrement que de devoir évaluer tout et n'importe quoi pour accroître la performance.
On ne saurait disjoindre la culture de l'évaluation généralisée, ses dispositifs accréditant l'illusion d'une immaculée conception des chiffres, de leur évidence et de leur réalité naturelle, de cette financiarisation des activités humaines qu'accomplit la mondialisation.


La mondialisation est le « système » qui exproprie aujourd'hui les citoyens de leur propre vie, organise leur servitude volontaire, homogénéise leurs particularismes, détruit les dialectes de leur culture, les convertit en monnaie abstraite et en unités comptables, pour mieux les faire circuler comme des marchandises et des capitaux.

 L'imposition de la mondialisation est totalitaire
Face à un système que l'on ne saurait nommer autrement que « totalitaire » et « extrémiste » dont les intégrismes religieux en sont les « réactions », le débat sur la « démondialisation » [11] et la « définanciarisation » [12] est évidemment indispensable.
Mais il ne peut être l'apanage de tel ou tel homme politique ou candidat dans l'actuelle règle du jeu.
Les fondements d'un système qui nie la souveraineté populaire et les attributs de la citoyenneté doivent être préalablement contestés. Mouvement social et contestation de l'ordre sont consubstantiellement liés.

Face à une technocratie d'expertise, à Gauche comme à Droite, technocratie qui déserte le champ des « souverainetés populaires » et le débat démocratique en abdiquant en faveur des exigences des marchés et des dispositifs symboliques qui les relaient, nous avons aujourd'hui l'occasion d'inciter le politique à faire retour dans le champ qui lui est spécifique.
De quels moyens faut-il se doter pour se déprendre dans le périmètre qui est le sien de cette soumission aux diktats des marchés ?
Comment mener, le plus pacifiquement du monde et avec un souci d'équité, une guerre d'indépendance par rapport à la colonisation par le capitalisme financier de tous les champs de l'existence, bien au-delà du champ de l'économie ?

De notre point de vue, on ne saurait continuer à se mettre en pilotage automatique des chiffres, à situer le débat au seul niveau dit technique, en discutant à l'infini de la forme que doit prendre le tableau de bord, la couleur à donner aux aiguilles du compteur, la luminosité du cadran et les caractères des chiffres, alors que depuis 30 ans on ne regarde plus la route !

 Chaque politicien doit s'affirmer sur la Globalisation en dehors des politiques chiffrées et techniques
Le politique qui prétendrait ne réduire son action qu'à la pure rationalité technique et gestionnaire a déjà adopté la langue et les valeurs du capitalisme financier, a déjà intériorisé ses normes et à l'instar de ces antillais dont parle Franz Fanon se situe dans la logique de « peaux noires et masques blancs ».

Aucune solution politique ne saurait esquiver cette question préalable de la globalisation et de la manière de traiter des pathologies qu'elle induit en conservant les progrès qu'elle a pu permettre.

 La civilisation démocratique n'a pas encore perdu toutes ses batailles
On ne saurait s'y tromper dans une culture du capitalisme financier globalisée, la technocratie - malgré les tourments de « la belle âme » qui déplore les injustices du monde - prépare les prochaines défaites de la civilisation démocratique lorsqu'elle en viendra à se résoudre, au nom du réalisme, à se convertir à nouveau aux valeurs néolibérales.
Aujourd'hui, ce sont les marchés qui surveillent les États là où naguère les États surveillaient les marchés.

 Le débat démocratique devrait gouverner à la place des agences de notations économique
Seul un débat démocratique qui restituerait au peuple sa souveraineté peut lui permettre de sortir de l'ornière technocratique et de son « rationalisme économique morbide[13] ».
Faute de quoi, le seul débat se résume à discuter à l'infini, au millimètre près de la longueur du lit de Procuste sur lequel doit se coucher le peuple, ressassant indéfiniment des arguments divers et plus ou moins philanthropiques pour déterminer à quel niveau devrait au plus juste tomber le couperet de l'austérité, plutôt au-dessus du menton ou au-dessous de la pomme d'Adam...


 La politique seule peut encore sauver le citoyen de son futur annoncé de marchandise
D'où le présent plaidoyer afin que, sans parti pris préalable, on puisse poser d'abord les questions fondamentales de la démondialisation et de la définanciarisation pour assurer le retour du politique et la reconnaissance de la spécificité de son champ.
Aux sirènes du réalisme et du pragmatisme qui préparent aux futures mesures de résignation nous préférons l'invitation de Jaurès d' « atteindre le réel par l'idéal ».
Comme le remarquait Bourdieu d'ailleurs, c'est encore défendre la Raison que de combattre les abus de pouvoir qui s'autorisent ou se justifient de son nom.
C'est ce à quoi invite ce texte.

 N'est-ce pas suivre la voie de cet « esprit de Philadelphie[14] » qui inspira le 10 mai 1944 la première Déclaration des droits à vocation universelle, et ce avant même la victoire finale des Alliés, avant même que puissent être définies les conditions économiques de la reconstruction d'une Europe dévastée, établissant les principes à même de fonder un nouvel ordre international.
Aux antipodes des logiques néolibérales des années 1980, de leur « révolution conservatrice », les principes proclamés dans la Déclaration de Philadelphie posent à la sortie d'une guerre monstrueuse, de ses violences impitoyables, de ses criminalités génocidaires, qu'il ne saurait y avoir de paix dans l'Europe et dans le monde sans devoir se préoccuper d'abord et avant tout de la justice sociale et de la protection de l'humanité dans l'homme dont les États deviennent les garants.


 Inscrire la règle d'or dans la constitution soumettra pour toujours la démocratie à l'économie
L'invitation à inscrire la règle d'or dans la constitution se révèle comme la réplique la plus franche face à notre invitation à faire prévaloir la politique et le droit sur le technique de l'économie budgétaire et sa dépendance aux marchés financiers.
Que les parlementaires la votent ou pas pourrait paraître bien secondaire si au passage le débat préalable qu'elle implique n'est pas ouvert.
C'est là où la crise politique se révèle aussi comme une crise de la culture, de la façon dont une civilisation ordonne, hiérarchise et configure ses valeurs, sa manière de les vivre, son « folklore » disait Gramcsi.

 Inscrire une règle budgétaire dans la Loi qui garantit la légitimité des lois, c'est faire l'aveu d'une confusion entée la norme et la loi, c'est désacraliser la loi en la réduisant à une norme technico-économique, c'est déposséder le politique de toute initiative qui lui serait propre. Au moins les choses sont claires pour ceux qui seraient favorables à une telle proposition, ils se reconnaîtraient comme les gérants loyaux du capitalisme financier, comme les scribes de ses exigences. Ce serait un cran supplémentaire dans le lien de servitude du politique au financier. Si, par contre, l'opinion publique et les politiques ne se contentent pas de refuser cette désacralisation du champ constitutionnel, elles peuvent s'emparer de cette occasion pour retrouver la spécificité de leur logique et de leur analyse.

Ces questions pour essentielles qu'elles soient sont évidemment difficiles et on ne saurait esquiver les problèmes qu'elles posent au moment où les valeurs humanistes prônent la « mondialité » (Edouard Glissant) et la construction sociale de l'Europe.
Mais c'est justement parce qu'elles sont difficiles qu'on doit avoir le courage de les poser - sans y répondre précipitamment - pour construire un monde meilleur, une paix partagée « inter-nationalement[15] », auxquels contribueraient les Etats et non par la pure et simple dissolution de leurs structures de gouvernement.


 Par la punition des politiques économiques des états, la mondialisation offre les peuples aux spéculateurs
Au moment où les pays ne partagent plus seulement les richesses mais aussi les « risques[16] », c'est sur les risques que prospèrent les spéculations et les spéculateurs.
D'où l'extension des zones de non-droits sociaux au niveau international, qui loin de faire du monde un « village planétaire », fier de sa biodiversité culturelle, transforme en stock de ressources humaines dans lequel le capitalisme puise pour accroître le taux de rentabilité des placements financiers.
Cette « civilisation d'usuriers » prend aujourd'hui en otages les Etats qu'elle met dans le même panier que les autres « précaires » qui luttent pour ne pas devenir « surnuméraires[17] ».

 Notre équilibre monétaire n'est pas notre seule identité culturelle
Dès lors que l'on voudra bien admettre avec nous que si pas davantage une monnaie ne saurait fonder une identité culturelle, que si pas davantage une règle budgétaire ne saurait constituer une politique, il s'agit alors d'étudier au préalable de toute action les « territoires politiques » où elle peut aujourd'hui s'exercer, les moyens par lesquels nous émanciper de la tutelle des marchés et restaurer la souveraineté des peuples.
Démondialiser ou définanciariser ne constituent pas une fin en soi, nourrissant cette peur de l'autre dont la droite extrême et l'extrême droite font leur fonds de commerce, mais le moyen par lequel rétablir une biodiversité culturelle et politique que menace l'homogénéisation abstraite et quantitative des marchés.
« Vouloir un autre monde, c'est donc d'abord accepter et vouloir l'homme comme un être libre et comme un citoyen[18] ».

C'est de ce point d'origine du débat dont il nous faut partir si nous voulons ensemble construire cette « humanité qui n'existe pas encore ou à peine » (Jaurès).
Faute de quoi les prochaines échéances électorales signeraient une nouvelle défaite du politique, une nouvelle étape dans sa logique de résignation, sa contribution supplémentaire aux logiques de domination matérielle et symbolique d'une société malade de sa civilisation, dont les élections ne constitueraient que la part de spectacle qu'elle offre en divertissement autant qu'en désespoir à son peuple.

 La démocratie citoyenne doit passer avant les principes économiques quel que soit leur orientation
C'est donc sans préjugés mais non sans passion que nous pensons que ces questions qui ont pris pour nom « démondialisation » et « définanciarisation » ne peuvent avoir de sens en dehors du préalable indispensable de la souveraineté populaire et de la reconstruction de la citoyenneté, fondements de toute démocratie.  

[1] André Bellon, auteur de Pourquoi je ne suis pas altermondialiste, Paris : Les mille et Une Nuits, 2004.
[2] Roland Gori, auteur de De quoi la psychanalyse est-elle le nom ? Démocratie et subjectivité, Paris : Denoël, 2010.
[3] Philippe Petit, auteur de La France qui souffre, Paris : Flammarion, 2008.
[4] Cf Roland Gori, Barbara Cassin, Christian Laval (sous la dir.), L'Appel des appels. Pour une insurrection des consciences, Paris, Mille et une nuits, 2009.
[5] Gary Becker, The Economic Approach to Human Behavior, Chicago, University of Chicago Press, 1978.
[6] Alain Abelhauser, Roland Gori, Marie-Jean Sauret, La Folie évaluation, Paris : Mille et une nuits, 2011 (sous presse).
[7] Sihem Souid, Jean-Marie Montali, Omerta dans la police, Paris : Le Cherche Midi, 2010 ; Pierre Rimbert, « Bonnet d'âne pour le FMI »,  Le Monde Diplomatique d'Août 2011 ; Yves Charles Zarka (sous la dir.), « L'idélogie de l'évaluation, la grande imposture », Cités, 2009, N° 37 ; Barbara Cassin, Google-moi, Paris, Albin Michel, 2007 ; Gilles Amado (sous la dir.), « La passion évaluative », Nouvelle revue de psychosociologie, 2008, N° 8. Roland Gori, De quoi la psychanalyse est-elle le nom ? Démocratie et subjectivité, Paris : Denoël, 2010 ; Vincent De Gaulejac, Travail, les raisons de la colère, Paris : Le Seuil, 2011.
[8] Pierre Bourdieu, Contre-feux,  Paris : éditions LIBER-RAISONS D'AGIR, 1998.
[9] Pierre Dardot, Christian Laval, La nouvelle raison du monde, Paris, La Découverte, 2009.
[10] Pier Paolo Pasolini, Ecrits corsaires (1975), Paris : Flammarion, 1976.
[11] Arnaud Montebourg, Arnaud Montebourg, Votez pour la démondialisation ! Paris, Flammarion, 2011.
op. cit.
[12] Pierre Laurent, Le nouveau pari communiste, Paris : Le Cherche Midi, 2011.
[13] Roland Gori, 2010, op. cit.
[14] Alain Supiot, L'Esprit de Philadelphie, Paris : Seuil, 2010.
[15] Frédéric Lordon, « La démondialisation et ses ennemis », Le Monde Diplomatique d'Août 2011.
[16] Ulrich Beck, La société du risque (1986), Paris, Flammarion, 2001.
[17] Robert Castel, La montée des incertitudes, Paris, Seuil, 2009.
[18] André Bellon, Pourquoi je ne suis pas altermondialiste, Paris, Les mille et Une Nuits, 2004.

titres et  présentation : alain lacour 2011

Argent, Education et Respect

    C'était une Jour­née propice, dernier vendredi du mois, jour de paie pour beaucoup, le terme d'une période de besoin qui survenait invariablement en fin de mois, quelle que fût l'attention attachée aux dépenses les vingt-cinq jours précédents. Les apprentis en étaient une bonne illustra­tion. 
Lorsqu'ils avaient commencé à travailler au Tlok­weng Road Speedy Motors, Mr. J.L.B. Matekoni les avait mis en garde : il convenait de gérer ses ressour­ces avec méticulosité. Il était tentant, avait-il reconnu, d'imaginer que l'on pouvait dépenser l'argent à l'ins­tant même où il parvenait entre vos mains.
- C'est très dangereux, avait-il expliqué. Beau­coup de gens ont le ventre plein les quinze premiers jours du mois, tandis que leur estomac crie famine les deux dernières semaines.
Charlie, l'aîné des apprentis, avait échangé un regard entendu avec son jeune collègue.
- Ça fait vingt-neuf jours, avait-il déclaré. Et les deux autres, patron ?
Mr. J.L.B. Matekoni avait soupiré, mais ne s'était pas départi de son calme.
- Ce n'est pas le problème, avait-il répondu.
Il serait aisé de perdre son sang-froid avec ces gar­çons, il le constatait, mais il fallait s'en garder. Il était leur maître d'apprentissage, ce qui signifiait qu'il devait se montrer patient. L'on ne parvenait à rien en s'énervant avec les jeunes. Se mettre en colère contre un jeune, c'était comme crier sur un animal sauvage : cela le faisait fuir.
- Ce qu'il faut faire, avait donc poursuivi Mr.J.L.B. Matekoni, c'est déterminer la somme dont vous avez besoin chaque semaine. Ensuite, vous dépo­sez tout votre argent à la poste, ou dans n'importe quel lieu sûr, et vous le retirez une fois par semaine.
Charlie avait souri.
- On peut toujours prendre un crédit, avait-il lancé. On peut acheter plein de choses à crédit. C'est moins cher.
Mr. J.L.B. Matekoni avait contemplé le jeune homme.
Par doit-on commencer ? s'était-il demandé. Comment fait-on pour combler les lacunes d'un jeune ? Il y avait tant d'ignorance en ce monde , d'innombrables hectares d'ignorance semblables à des zones d'obscurité sur une carte géographique. La com­battre revenait aux enseignants et c'était pourquoi ces derniers étaient si respectés au Botswana... Du moins l'étaient-ils jadis. Mr. J.L.B. Matekoni avait remarqué, depuis quelque temps, les gens, même jeunes, estimaient que les enseignants étaient des individus comme les autres. Mais pouvait-on apprendre quoi que ce fût si l'on ne respectait pas son professeur ? Respecter quelqu'un, c'était accepter de l'écouter et de tirer les enseignements de ses paroles. Les jeunes gens comme Charlie, pensait Mr. J.L.B. Matekoni, croyaient déjà tout savoir. Eh bien, soit ! Il tenterait, lui, de leur inculquer certaines choses en dépit de leur arrogance. 

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Grace Makutsi et Mma Ramotswe n'ignoraient rien des fins de mois difficiles. 
Sur le plan financier, Mma Ramotswe avait toujours été nettement plus à l'aise que la moyenne, grâce au talent du défunt Obed Ramotswe (son père) pour repérer le beau bétail, mais elle savait la nécessité de comptabiliser chaque sou, lot quotidien de ceux qui l'entouraient.  
Rose, par exemple, la femme de ménage de la maison de Zebra Drive, n'avait pas le choix. Elle avait beaucoup d'enfants - Mma Ramotswe ignorait combien exactement - et ces enfants savaient ce que signifiait aller au lit le ventre creux, en dépit des efforts de leur mère. L'un d'eux, un petit garçon, peinait en outre à respirer, de sorte qu'il lui fallait des inhalateurs. Ceux-ci coûtaient cher, même avec l'aide de l'hôpital public. 
Et il y avait aussi Mma Makutsi elle-même, qui avait dû subvenir seule à ses besoins durant ses études à l'Institut de secrétariat du Botswana. Tous les jours, à l'aube, avant les cours, elle allait faire le ménage dans un hôtel. Cela n'avait pas dû être facile de se lever à quatre heures du matin, même l'hiver, lorsque les cieux étaient violemment vides (c'était ainsi qu'elle-même formulait les choses) du fait du froid, et le sol, dur sous les pieds. Toutefois, elle avait fait attention, économisé chaque thebe gagné et à présent, enfin, elle jouissait d'un certain niveau de confort avec sa maison (ou plutôt, sa moitié de maison, pour être précis), ses chaussures vertes à doublure bleu ciel et, bien sûr, son nouveau fiancé...


In : 1 cobra, 2 souliers et beaucoup d'ennuis, d' Alexander McCall Smith 2007

Entretien avec des jeunes filles

 Dans le foyer, j'ai rencontré sept des camarades de classe d'Amanda et de Sophie. La directrice et moi avions pris place au milieu de la pièce, en face des filles assises en demi-cercle.
- Amanda..., a commencé Reilly Moore. Ben, c'est Amanda, quoi. Vous voyez ?
- Non, justement, je ne vois pas, ai-je répliqué. Gloussements.
- Ben, elle est trop, quoi.
Roulements d'yeux. Nouveaux gloussements.
- Ah, d'accord ! « Elle est trop, quoi. » Ça y est, j'ai compris.
Regards vides. Pas de gloussements.
- Ben ouais, elle écoute quand on lui parle, c'est sûr, a expliqué Brooklyn Donne. Mais si on attend qu'elle balance des trucs sur elle - comme, je sais pas, moi, pour qui elle craque ou quelles applis elle a sur son iPad -, ben, on peut attendre longtemps...
Sa voisine, Coral ou Crystal, a fait les gros yeux.
- Genre, ça arrivera jamais.
- Jamais, quoi, a renchéri une autre.
Une précision saluée par un hochement de tête col¬lectif.
- Et sa copine Sophie ? ai-je demandé.
- Yeurk !
- Trop ringarde !
- Cette nana, c'est Jeveuxgravedevenirquelqu'un¬point-com.
- Nan, point-org...
- Ouais, sûr.
- J'ai entendu dire qu'elle voulait te rentrer comme amie sur Facebook.
- Yeurk.
- Ouais, sûr.
Après la naissance de ma fille, j'avais caressé l'idée d'acheter un fusil pour décourager tout éventuel prétendant qui se pointerait chez nous d'ici à une quinzaine d'années. Mais ce jour-là, alors que j'écoutais ces gamines en imaginant Gabby s'exprimer un jour comme elles, débiter les mêmes banalités avec le même vocabulaire limité, je me suis demandé si je ne ferais pas mieux de l'acheter tout de suite pour me griller la cervelle.
Nous avions derrière nous à peu près cinq mille ans de civilisation, vingt siècles au moins s'étaient écoulés depuis la création de la bibliothèque d'Alexandrie et une bonne centaine d'années depuis l'invention de l'avion, nous disposions aujourd'hui d'ordinateurs de poche permettant d'accéder à toutes les richesses intellectuelles du globe , mais, à en juger par la conversation des filles réunies dans cette pièce, la seule avancée notable que nous avions faite depuis l'invention du feu, c'était la transformation de « quoi » et « trop » en mots fourre-tout servant aussi bien de verbe que de nom ou d'article, voire de phrase entière au besoin.
- Si je comprends bien, aucune de vous n'était proche d'elles ?
Sept regards vides.
- D'accord, je considère que c'est non.
Silence interminable seulement troublé par les bruits accompagnant leurs changements de position.
- Hé, vous vous rappelez ce mec ? a soudain lancé Brooklyn. Celui qui ressemblait un peu à Joe Jonas, vous voyez ?
- Ah ouais, il est trop beau.
- Qui, le mec ?
- Nan, Joe Jonas, crétine.
- Moi je le trouvais zarbi.
- Ah ouais ?
- Ouais.
Je me suis concentré sur celle qui avait abordé le sujet.
- Ce mec... c'était le petit copain d'Amanda ?
Brooklyn a haussé les épaules.
- Je sais pas.
- Qu'est-ce que tu sais, alors ?
La question a paru la contrarier. Mais bon, même la lumière du soleil devait la contrarier.
- Ben, je sais pas, c'est juste que je l'ai vue avec un mec un jour, à South Shore.
- South Shore Plaza, c'est ça ? Le centre commercial ?
- Ben ouais. (Elle m'a gratifié d'un regard appuyé comme pour mieux me faire sentir toute l'absurdité de ma question.) Évidemment.
- Donc, t'étais au centre commercial et...
- Ouais, y avait moi, et aussi Tisha et Reilly. (Elle a indiqué deux autres filles.) Ils sortaient de chez Diesel quand on est tombées sur eux. Mais ils avaient rien acheté.
- Ah.
Elle s'est absorbée dans la contemplation de ses ongles, puis elle a croisé les jambes en poussant un profond soupir.
- Rien d'autre ? ai-je lancé à la cantonade.
Aucune réaction. Même pas de regards vides. Elles avaient toutes décidé d'examiner leurs ongles, leurs chaussures ou leur reflet dans les vitres.
- Bon, eh bien, merci, mesdemoiselles. Vous m'avez beaucoup aidé.
- Si vous le dites, ont répondu deux d'entre elles. 

In : Moonlight Mile / Dennis Lehane . trad. Isabelle Maillet/ Rivages-Thriller